Les hofje néerlandaises, constituées de pavillons individuels organisés aussi sur le pourtour d’un enclos, habitées en grande partie par des femmes d’un certain âge, se sont implantées dès le XIe siècle dans les centres des villes. Ces réalisations sont devenues par la suite les pièces d’un échiquier plus large d’établissements consacrés à la vieillesse – dont les hôpitaux généraux créés au XVIIe siècle et les « asiles pour vieillards » – émanant tant de la bourgeoisie, de mouvements philanthropiques, d’administrations religieuses que des pouvoirs étatiques.
C’est au XXe siècle que l’évolution de ces établissements est la plus spectaculaire, passant progressivement des « asiles pour vieillards », aux « cités », aux « maisons de repos », « maisons de retraite », « résidences pour seniors » jusqu’aux établissements médico-sociaux (EMS) actuels. Cette évolution est la conséquence du vieillissement de la population, de l’allongement considérable de l’espérance de vie, de la toujours plus grande diversité sociale et économique des aînés, enfin de la mise en place de la prévoyance vieillesse et de l’émergence des politiques publiques de santé.
Au temps du progrès social et technique et de l’hygiénisme
Dès le début du XXe siècle, les divers programmes d’hébergement pour personnes âgées vont progressivement emprunter les principes hygiéniques et sociaux qui président au même moment à l’émergence du logement rationnel et fonctionnel. La prise en compte de la course du soleil pour l’orientation optimale des espaces, la construction rationnelle et économique, l’expression de la sérialité des « cellules » en façade sont en effet autant de paramètres conjointement retenus pour ces types de bâtiments et dont l’application va d’ailleurs se généraliser et se radicaliser dès la fin des années 1920.
Le classicisme et les premiers pas vers l’hygiénisme En 1916, Johannes Duiker et Bernard Bijvoet, associés depuis peu, remportent le premier prix d’un concours pour une maison de retraite pour personnes âgées à Alkmaar, aux Pays-Bas, avec un projet dont la devise est Soleil (Zon). On peut y voir une intention délibérée de s’inscrire dans une perspective hygiéniste préconisant les bienfaits de la ventilation et de l’ensoleillement. Le plan du bâtiment, construit en 1917-1918, est constitué de deux ailes en forme de U ouvertes vers le sud, reliées par un corps central qui accueille l’entrée et les espaces communs, les circulations verticales, symétriques, étant disposées latéralement. Les
appartements de deux pièces et les chambres individuelles, orientés pour la plupart sur les cours et vers le soleil, sont distribués par des couloirs généreux, éclairés en façade et équipés d’un ameublement fixe, conçu pour le confort des résidents.
A travers cette réalisation, le fonctionnalisme et l’hygiénisme de l’oeuvre de Duiker transparaissent, des tendances partiellement atténuées par l’influence manifeste de l’architecture de Hendrick Petrus Berlage, perceptible tant dans la forme « urbaine » de ce bâtiment à cours que dans l’aspect massif des murs en briques apparentes qui portent aussi bien les deux étages que l’imposant toit en pente.
En 1929, Henry van der Velde conçoit avec W. Hübotter, architecte paysagiste, une résidence de trente appartements pour dames âgées pour le compte de la Fondation Heinemann (1929-1931) à Hanovre, un bâtiment imposant et linéaire en briques apparentes implanté dans une vaste propriété située en périphérie de la ville. La composition est rigoureusement symétrique et monumentale, marquée par une entrée axiale à laquelle on accède par une double rampe et par deux corps en retournement plus profonds, situés aux extrémités. Ce classicisme se conjugue avec une attention particulière portée à l’ensoleillement, tous les appartements étant orientés au sud-ouest et desservis par un couloir chauffé longeant la façade nord-est – une orientation qui conditionne aussi le traitement des façades opposées, fenêtres horizontales d’un côté et balcons décalés de l’autre en prolongement des appartements. Ceux-ci, très confortables, sont composés « d’une antichambre, d’une chambre à coucher et d’une chambre de séjour pour lesquelles Van de Velde avait dessiné les principaux meubles qui s’intégraient à la décoration ».
La conciliation entre classicisme et hygiénisme préside aussi à la conception de certaines réalisations suisses de la même période qui adoptent un parti en L : c’est le cas de la maison de retraite à Wädenswil (Altersheim Wädenswil, 1927-1928) de Gebrüder Bräm, de celle construite par H. Leuzinger à Glaris (Altersheim Schwanden, 1929- 1930) et, plus tardivement, du pavillon Galland que J.-S. Buffat et A. Cingria construisent à Vessy, Genève, entre 1938 et 1941. Dans ces établissements, les chambres, groupées linéairement et distribuées par de longs couloirs situés soit à l’intérieur, soit en façade, sont systématiquement ouvertes vers les orientations les plus favorables. Cette position hygiéniste, excepté au pavillon Galland, ne se traduit pas par un langage architectural « moderniste » mais s’accompagne d’un soin particulier accordé à la qualité des espaces extérieurs, des jardins souvent délimités par des murs et aménagés pour le délassement des résidents.
La radicalisation du moderne
A partir des années 1930, de nouvelles spécialités émergent. Arnold Hoechel et Henri Minner construisent en 1934, à Chêne-Bougeries, le Foyer romand pour aveugles âgés et isolés, un bâtiment linéaire de deux étages et un corps bas perpendiculaire qui encadrent un jardin extérieur aménagé. Le programme de cet établissement au langage architectural classique comprend dix-sept chambres simples, trois chambres doubles et des services communs, cuisine et réfectoire.
Les détails sont pour la plupart conçus pour la sécurité des résidents : absence de seuils, fenêtres coulissantes, revêtement de sol non glissant, doubles mains courantes dans les escaliers se prolongeant dans certaines parois intérieures, entre autres. Des galeries pour les personnes âgées Durant cette décennie, on va aussi assister à une radicalisation des typologies et du vocabulaire architectural des constructions pour personnes âgées. Frédéric Metzger construit en 1931-1932, pour le compte de la Fondation genevoise pour la vieillesse, quatre immeubles dans la Cité Vieusseux planifiée à partir de 1928 par le conseiller d’Etat Maurice Braillard à Genève. Ces logements sont destinés à toutes les personnes dès l’âge de cinquante ans pour les femmes et soixante ans pour les hommes, résidant à Genève depuis au moins cinq ans et, bien sûr, dont le revenu est très modeste.
Face à cette situation de précarité, l’enjeu est de taille ; comme le relève, dans une envolée lyrique, la revue coopérative Habitation : ces logements s’adressent à tous « ceux qui ne peuvent se résoudre à demander l’entrée d’un asile, qui aspirent de toute leur volonté et de toutes leurs forces à l’indépendance, au chez soi aménagé avec amour, orné des petits tapis qu’une main diligente broda jadis, des modestes bric-à-brac recueillis au cours d’une longue existence, de tout ce qui donne une personnalité à la plus humble demeure ».
A Vieusseux, ces « humbles demeures » – quatre « groupes de logements disposés sur un terrain en pente régulière Nord-ouest-Sud et étagés dans une orientation particulièrement favorable » – sont l'oeuvre d’un architecte « gagné aux idées modernes sur la technique de l’habitation » : la conception des logements pour personnes âgées découle en effet de l’application consciencieuse des principes de l’habitation minimale (l’Existenzminimum) et de la conviction qu’il est fondamental d’assurer aux pièces principales un apport élémentaire de lumière, de soleil, d’air et de chaleur. Il faut donc largement dimensionner les fenêtres et agencer l’espace – forcément réduit, économie oblige – de façon rationnelle et pratique.
Rationalité et économie des moyens sont conjuguées de façon heureuse avec la recherche d’un confort accru, obtenu à partir de l’utilisation de matériaux isolants et du soin apporté aux agencements intérieurs, des cuisines équipées de cuisinières à gaz portant le nom évocateur de « Le Rêve » jusqu’aux rideaux intérieurs en fort coutil montés sur des tringles chromées. On accède aux logements, pour la plupart identiques, par des galeries ouvertes situées sur la façade nord-est, conçues pour que les personnes âgées puissent communiquer, s'interpeller des fenêtres des cuisines ou converser sur le seuil des portes. Ce rôle social est en outre renforcé par la présence, aux deux extrémités, d'équipements communs : chambre de bain d'un côté, buanderie avec eau chaude et chauffage de l'autre. Ce n’est donc pas un hasard si c’est là la plus belle façade, à dominante horizontale, très élancée avec ses garde-corps légers en métal contenus par les deux cages d’escalier en saillie, évidées aux angles par des surfaces vitrées.
Dans le bâtiment pour personnes âgées de la Fondation Marie von Boschan Aschrott (1930-1932) à Kassel, Otto Haesler (architecte reconnu pour ses larges compétences dans le domaine du logement collectif), associé à Karl Völker, utilise aussi des coursives, cette fois-ci vitrées, pour distribuer une centaine de chambres, ouvertes strictement au sud et organisées par étage comme des unités de vie, avec des sanitaires communs, une petite cuisine et une terrasse commune situés aux extrémités, à l’ouest. Le choix de ce mode de distribution est significatif, encore une fois, de l’importance accordée aux relations sociales qu’il peut engendrer. L’ensemble, en forme de U, est ainsi constitué de deux ailes de quatre étages, orientées nord-sud et reliées par un corps bâti perpendiculaire de deux étages, accueillant les équipements communs . Le programme est complexe, comprenant en plus des logements, des salles de lecture, de jeux et de musique, un restaurant, une cuisine, une buanderie et des locaux administratifs. On accède aux chambres par un sas d’entrée qui génère latéralement une niche pour l’emplacement du lit et d’un lavabo. Elles s’ouvrent généreusement vers les balcons par une façade complètement vitrée constituée d’une serre d’hiver, accessible depuis l’intérieur, et d’une porte à double battant.
Construite entièrement en acier, d’une grande qualité spatiale et d’une stylistique épurée, cette réalisation – connue notamment pour son rôle dans la polémique provoquée par la Casa del Fascio de Guiseppe Terragni, celui-ci étant accusé de plagiat envers Haesler – a représenté, à l’époque, l’une des oeuvres les plus avancées du Neues Bauen, conciliant une rationalité distributive et constructive évidente avec le soin accordé au traitement des détails de la vie quotidienne des personnes âgées. Cette oeuvre domestique s’affiche pourtant clairement comme un bâtiment institutionnel par son entrée unique, indiquée par le nom de la fondation, mais aussi par le traitement des volumes et par sa « corporosité ».
Enfin des coursives sont aussi utilisées par Mart Stam, Werner Moser et Ferdinand Kramer pour distribuer les « cellules » d’hébergement de leur maison de retraite pour vieillards (1929-1930) à Francfort-sur-le-Main, dans le cadre de l’action d’Ernst May. Le projet découle d’un premier parti en T élaboré par Moser à l’occasion d’un concours pour un même type de programme à Zurich, et emprunte ici une configuration en H, composée de deux ailes de chambres de deux étages, linéaires, orientées strictement au sud et reliées par un corps central qui abrite les fonctions communes, salle à manger, salle de musique et autres. Dans un compte rendu éloquent de sa visite à cet établissement, l’historien Sigfried Giedion insiste sur le bien-être des résidents qu’il dit apprécier cette architecture baignée de lumière et la commodité des aménagements et du mobilier mis à leur disposition : « Nous entrons dans une cellule. Un corridor étroit avec lavabo dans une niche sur la droite, et à gauche, une pièce de débarras. Celle-ci est nécessaire ; les vieilles gens ont non seulement des souvenirs, mais aussi les restes d’un mobilier de soixante années. La chambre avec sa paroi vitrée et la porte donnant sur le balcon est d’une clarté éblouissante. »
« Mais ce qui est remarquable, c’est que les vieilles gens, malgré leur mobilier d’un tout autre style se sentent à l’aise dans ces pièces toutes baignées de lumière […] les pensionnaires sont simplement satisfaits de l’organisation pratique de l’ensemble, de la valeur égale de toutes les chambres, si bien qu’on n’en préfère aucune, et des petites commodités auxquelles les architectes ont pourvu, par exemple dans les couloirs, des casiers en saillie pour la correspondance qui arrive. » Cette oeuvre en effet remarquable, qui fait la couverture de l’un des numéros de la revue Das Neue Frankfurt, apporte la preuve que la « doctrine » hygiénique et la pensée rationnelle s’accompagnent, dans ce programme particulier, d’une forte teinte d’humanisme.
Cet article n'est qu'une courte introduction au livreprésenté ci-dessous, comprenant quant à lui une analyse complète du sujet.
Extrait du titre Des maisons pas comme les autresCollection : Laboratoire de théorie et d'histoire (LTH)Publié chez EPFL PRESS