Le regard politique et rétrospectif sur l’Expo 64 ne peut effectivement qu’être frappé par l’état d’esprit prévalent à l’époque chez les organisateurs, un état d’esprit ambitieux parce que résolument tourné vers l’avenir avec confiance et avec la conscience de détenir une capacité d’agir en faveur d’un meilleur vivre ensemble.
«Et demain, que subsistera-t-il dans le cœur des Vaudois, de ces sentiments ? – Il nous restera la conscience d’une dette, que nous sommes décidés à honorer. L’Exposition nationale n’a pas été seulement le temps du plaisir.
Elle a prodigué les marques d’affection et de confiance de la Suisse tout entière à notre égard. Nous saurons y répondre en occupant pleinement la place qui est celle du Pays de Vaud au sein de la Confédération. Nous cultiverons nos pouvoirs, qui sont grands, qu’il s’agisse de la formation des esprits, de la culture du sol, de l’industrie ou du commerce. Peuple heureux, nous ne garderons pas tant de richesses pour notre seul usage, mais les mettrons au service de l’ensemble des Etats confédérés.» (Cérémonie de clôture, 25 octobre 1964)
Bien qu’elle ait parfois été critiquée voire ringardisée ultérieurement pour sa propension à bâtir et à bétonner, la période de l’Expo 64 est pourtant bien celle qui fait émerger dans le débat public des préoccupations aussi fondamentales que sont devenus depuis lors l’aménagement du territoire, la mobilité urbaine, la protection de l’environnement, la place de la Suisse dans le monde et en Europe ou encore la culture, autant de domaines que nous considérons aujourd’hui comme devant légitimement faire l’objet de politiques publiques dignes de ce nom.
L'expo 64 comme médium
Le miroir et la miniature, ces deux métaphores ont profondément marqué l’historiographie des expositions nationales suisses. La première accompagne leur histoire depuis la fin du XIXe siècle et culmine en 1991 avec l’ouvrage rétrospectif Les Suisses dans le miroir : les expositions nationales suisses. Elle met en évidence le questionnement dominant autour duquel les études sur le sujet vont se focaliser, celui de l’identité nationale. Son imaginaire spéculaire fait par ailleurs apparaître un postulat récurrent des analyses, celui d’une réflexivité de l’exposition et de son public, et, partant, d’un consensus supposé entre organisateurs et spectateurs : tout se passe comme si chaque exposition nationale ne faisait qu’entériner une vision du pays partagée par tous à un moment donné et ne contribuait pas elle-même à la construction de cette vision. La seconde métaphore, celle de la miniature, est proposée dans les années 1980 par Bernard Crettaz et Juliette Michaelis- Germanier à propos de l’Exposition nationale de Genève de 1896. Elle introduit une conception plus active du phénomène, que les auteurs comprennent comme geste créateur – ils convoquent ici le modèle du «bricolage» théorisé par Claude Lévi-Strauss – et comme rituel. Leur analyse se concentre toutefois sur un élément bien particulier des expositions nationales, le Village suisse. Si celui-ci a certainement marqué plus que tout autre l’imaginaire de ces manifestations, elles ne peuvent lui être réduites, d’autant moins que le Dörfli n’aura finalement concerné qu’une enclave au sein de trois d’entre elles sur une période relativement courte (1896, 1914 et 1939).
Au milieu des années 1960 cependant, le sociologue, théoricien de l’urbanisme et de l’architecture Lucius Burckhardt lance un autre modèle théorique pour appréhender le phénomène, étonnamment peu discuté depuis : «l’exposition comme médium». Il le fait à l’occasion de l’Exposition nationale suisse de Lausanne de 1964, dont il participe lui-même à la genèse et sur laquelle il revient à plusieurs reprises pour en tirer une réflexion plus générale quant à la nature et aux potentialités de ce qu’il appelle aussi «l’art de l’exposition».
La notion de «médium» est avant tout pour lui l’occasion de resituer le phénomène parmi les autres moyens de communication de masse. Si l’idée d’un nécessaire positionnement de l’exposition au sein d’un paysage médiatique de plus en plus concurrentiel court depuis plusieurs décennies déjà, elle prend alors une actualité accrue face à une offre reconfigurée par l’essor de la radio, de la télévision, des journaux illustrés, de la publicité, ainsi que de nouvelles formes immersives du cinéma de grand écran. Face à cela, les préparatifs de l’Expo 64 sont marqués par des débats de fond quant à une possible «crise» du format exposition et par les craintes de sa possible désuétude au moment où plusieurs manifestations, comme Italia ’61 à Turin ou l’Hyspa, exposition d’hygiène et de sport la même année à Berne, ont peiné à trouver leur public : «Le moyen de l’exposition est-il de toute façon encore le bon, est-il encore actuel en tant que canal d’information ?» Bien qu’il ait lui-même participé à remettre en question la pertinence d’une future exposition nationale dans les années précédant 1964, Burckhardt n’hésite pas au final à répondre par l’affirmative. Il appelle néanmoins, pour faire face à ce défi, à un renouvellement des modes de l’exposition, qui devrait désormais se faire plus «environnementale» afin de tirer pleinement profit du fait qu’«aucun autre médium de masse n’immerge pareillement le visiteur dans son ambiance, ne l’influence pendant des heures, voire des jours à travers tous ses sens et à travers une telle multitude d’impressions.» Atout que Lausanne aurait su selon lui exploiter dans nombre de ses parties.
Concevoir «l’exposition comme médium» a de multiples implications. Pour Burckhardt comme pour les autres acteurs de l’Expo 64, cela suppose donc d’abord de reconnaître qu’une telle manifestation n’existe jamais seule, mais doit être pensée dans ses multiples interactions avec les autres médias. Comment l’Expo 64 a-t-elle été façonnée par cet échange? Comment a-t-elle incorporé ces autres médias en son sein tout comme elle a existé à travers eux bien au-delà du site de Vidy?
Politique et économie
«[L’Expo 64] fut construite dans l’enthousiasme de peu, dans l’indifférence et l’attentisme de beaucoup et eut à subir jusqu’à son ouverture les insinuations malveillantes de trop...» Ce jugement de l’architecte en chef Alberto Camenzind, énoncé dans le Rapport final de l’Exposition, offre un contrepoint assez troublant à son succès (près de douze millions d’entrées) et à l’écho contemporain de ses visiteurs, pour l’essentiel très positif vis-à-vis du caractère novateur et festif de la manifestation. Il doit nous rappeler que le processus de mise en place de celle-ci s’est réalisé dans un contexte souvent conflictuel qui traduit les attentes très différenciées des acteurs impliqués dans son organisation. Il témoigne également des tensions très fortes qui traversent à ce moment la société suisse : au-delà de la prospérité économique et du relatif consensus politique qui caractérisent le début de la décennie 1960, plusieurs voix dénoncent une forme de «malaise helvétique» touchant aussi bien les institutions, la cohésion nationale que le positionnement du pays sur la scène internationale.
A l’image de Camenzind, les membres de la Direction rappelleront avec constance, l’Expo une fois inaugurée, les embûches de toutes sortes mais aussi le climat de scepticisme qu’ils auront eu à surmonter dès le choix de la capitale vaudoise par le Conseil fédéral, en mars 1956, comme ville organisatrice de la première exposition nationale de l’après-guerre. Certes, cette candidature n’a guère été contestée au nom du principe d’équilibre confédéral : Zurich, Genève et Berne ayant déjà organisé un tel événement, la candidature lausannoise, favorisée tant par les milieux politiques vaudois que par la direction du Comptoir suisse, a rapidement emporté la décision. Cette légitimité ne tarde pas toutefois à être battue en brèche. Dès 1957, mais encore au printemps 1962, plusieurs journaux alémaniques proposent de différer l’inauguration de l’Expo : à leurs yeux, une manifestation de ce type est inutile, voire contre-productive, dans une période de haute conjoncture. Plus globalement, et dans un contexte qui voit la multiplication des grandes expositions à l’échelon national comme international (Exposition suisse du travail féminin en 1958, G 59 à Zurich, Exposition universelle de Bruxelles en 1958, «Italia» de Turin en 1961), d’aucuns s’interrogent sur l’actualité et la pertinence de ce dispositif dans un environnement médiatique et «informationnel» de plus en plus dense et diversifié.
Traduisant ce que certains appelleront un «malaise romand», une partie de l’opinion suisse francophone dénonce les doutes exprimés en Suisse alémanique quant à la capacité des «Welches» à relever le défi d’une aussi grosse organisation. La presse Ringier, le Blick notamment, est prompte à alimenter des pseudo-scandales en montant notamment en épingle un accord conclu en automne 1963 par le Comité d’organisation avec le magazine français Match pour l’exclusivité d’un reportage sur la première plongée du mésoscaphe. Enfin la Direction se voit souvent reprocher sa propension à l’intellectualisme ou à l’avant- gardisme, en matière architecturale notamment. Une défiance qui se traduit par le refus du canton d’Argovie d’accorder, lors d’une votation populaire en mars 1964, un crédit à l’Expo sollicité par ailleurs auprès de tous les Confédérés : une décision qui suscite un choc bien au-delà des frontières régionales et préfigure d’une certaine manière la décision de 1987 de la Suisse centrale de ne pas organiser l’exposition nationale de 1991.
Paysage et aménagement du territoire
Dans un document de 1971 (Organisation et déroulement de la manifestation. Incidences sur l’économie, l’équipement et les finances de Lausanne), la Ville de Lausanne revient sur l’impact de la manifestation sur la conjoncture et le paysage local. La description minutieuse des équipements liés à l’Expo 64 est impressionnante : outre les très nombreux aménagements routiers urbains (tunnel de Chauderon, nouvelle avenue de Provence, mais aussi élargissement de l’axe est-ouest par Saint-François), on met en avant le comblement du lac dans la zone de Vidy, la création du port de petite batellerie du Flon et du port marchand de Bellerive ou encore la construction de différents parkings. Et ceci sans compter la création de l’autoroute Lausanne-Genève mais aussi le contournement de Vennes-Villars Sainte-Croix qui sortent du périmètre communal. Au niveau de l’ensemble des secteurs de l’économie locale, le rapport est plus nuancé et souligne de grandes différences d’une branche à l’autre : la construction et l’hôtellerie (les établissements de deuxième rang surtout) ont sans conteste retiré les plus grands bénéfices de l’événement. Il n’en va pas de même du commerce de détail : parmi les raisons invoquées, on mentionne le caractère excentré du site qui n’aurait pas profité aux établissements du centre-ville et des budgets «indigènes» sollicités prioritairement par les dépenses engagées dans le cadre de l’exposition.
Un point noir de l’équipement lausannois est celui des transports. L’essor de la motorisation – symbolisée par une place de la Riponne qui n’est qu’un gigantesque parking à ciel ouvert – a pour corollaire une stagnation des transports publics. En cette même année 1964, on achève le remplacement des trams, jugés alors comme des obstacles à la circulation, par les trolleybus. Ainsi, au moment où l’Expo développe des prototypes révolutionnaires en matière de mobilité et d’acheminement des visiteurs – notamment le monorail qui anticipe sur un développement spectaculaire dans certaines métropoles mais aussi le télécanapé entièrement automatisé –, la capitale vaudoise se voit pour de longues années privée d’un réseau de transports publics efficace.
Mais c’est surtout en matière de transformation du paysage lausannois que l’Expo a joué un rôle d’accélération. Face à la variante décentralisée du groupe APAURBAL proposant d’étendre l’exposition à la construction d’une ville nouvelle dans le triangle Lausanne-Morges-Bussigny, le comité d’organisation va privilégier l’emplacement de Vidy. Zone parmi les moins bâties du périmètre, le site avait entre autres avantages d’être pour une bonne part en mains communales tout en offrant des potentialités importantes tant en matière de liaisons routières et ferroviaires que de l’aménagement pérenne d’une zone lacustre encore négligée. La préférence donnée au site de Vidy est vue par certains historiens comme une occasion manquée et le bilan en matière de propositions urbanistiques novatrices jugé plutôt timide. La prise en compte de réalisations pilotes liées aux nouveaux axes de circulation mais aussi les répercussions de l’Expo sur le développement de mesures concrètes en matière d’aménagement du territoire nuancent sans doute ces jugements. La manifestation lausannoise coïncide surtout avec l’une des dernières interventions spectaculaires sur l’aménagement des rives du lac : le site de Vidy repose en effet sur des comblements entre l’embouchure du Flon et Bellerive représentant 220 000 m2. Quatre ans plus tard, la proposition de l’ancien secrétaire général adjoint de l’Expo, Jean-Pascal Delamuraz, de poursuivre le remblaiement du lac mais cette fois au niveau d’Ouchy (entre la Tour Haldimand et l’actuel Musée Olympique) se heurte à la nouvelle conscience écologique qui commence à émerger à cette époque. Du côté de Vidy, la sacra- lisation des rives sera définitivement achevée avec la mise en échec en votation populaire, en 2010, du projet de Musée cantonal des beaux-arts sur un site précisément gagné sur le lac lors des préparatifs de l’Expo 64.
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Extrait du titre Revisiter l'Expo 64 - Acteurs, discours, controversesPublié chez EPFL PRESS